De l’ivoire en Occident au Moyen Âge ? L’idée aurait de quoi surprendre, quand on sait que ce matériau provient le plus souvent de défenses d’éléphant ou de morse, soit d’animaux qu’il faut aller chercher bien loin au nord ou au sud-est des rivages occidentaux. Et pourtant, ce matériau a été travaillé dès l’origine de l’art… et la période médiévale ne fait pas exception.
Cet article a été réalisé par le collectif de chercheurs Actuel Moyen Âge.
Retrouvées à des milliers de kilomètres du lieu d’origine du matériau ayant servi à les produire, les collections d’ivoire du musée de Cluny sont les témoins de circulations matérielles intercontinentales, bien loin des horizons cloisonnés que l’on prête souvent aux hommes et aux femmes de cette époque.
Retracer leur parcours nous fait en effet le plus souvent voyager jusqu’à Constantinople, voire plus loin encore, sur les routes commerciales qui traversent le Moyen-Orient et la Perse avant comme après la conquête islamique (à partir du 7e siècle).
Les marchands arabes vont chercher les défenses en Inde, puis de plus en plus sur la côte est de l’Afrique où se développent bientôt de riches ports de commerce comme Mogadiscio, Zanzibar, Mombasa ou encore Alexandrie. Ces échanges s’insèrent donc dans des réseaux qui s’étendent à une grande partie du monde oriental.
Mais l’ivoire peut aussi venir du Grand Nord. Certains marchands vikings (8e–11e siècle) se spécialisent dans le commerce des dents de morse, à l’image de ce voyageur nommé Ohthere de Hålogaland, qui raconte à la cour d’Alfred de Wessex (r. 871–899) le périple qui le conduisit à explorer l’extrême nord de la Norvège ainsi que la mer Blanche. Les dents de morse qu’il rapporte de ses voyages sont en forme de cône allongé et étroit.
Leur ivoire est différent de celui de l’éléphant : c’est ce qui pourrait expliquer la teinte un peu plus foncée de ce crosseron conservé au musée et qui semble avoir appartenu à un évêque du 13e siècle. À partir du 11e siècle, ces dents deviennent l’un des principaux produits d’exportation des sociétés scandinaves établies au Groenland.
C’est aussi le cas des dents du narval, que l’on vend à prix d’or, jusqu’au 16e siècle, aux acquéreurs trop crédules qui pensent acheter une corne de licorne. Les rois eux-mêmes l’incluent dans leur pharmacopée : elle passe pour un antipoison bien utile au moment des repas. D’ailleurs, les souverains européens voyagent toujours avec une "corne de licorne", ou (et c’est certainement moins encombrant) avec la poudre qui en est issue.
L’ivoire demeure alors un luxe réservé aux plus riches. De l’Antiquité tardive au début du Moyen Âge, il permet de marquer son statut et son prestige social, peut-être même jusque dans la mort. L’exotisme de ces objets ajoute à leur valeur : cette statue d’Ariane a par exemple été retrouvée dans la vallée du Rhin, c’est-à-dire à plusieurs milliers de kilomètres de Constantinople, ville où elle fut probablement produite au début du 6e siècle.
Flanquée d’un satyre et d’une ménade, le haut-relief met en valeur le goût de son propriétaire pour une culture antique qui, dans cet espace de frontière dont la romanisation est demeurée superficielle, continue de fasciner bien après la disparition de l’Empire d’Occident. La richesse du matériau rehausse la distinction du goût, mais la pièce en impose d’autant plus qu’elle fait appel à un savoir-faire étranger.
S’il s’exerce sur un matériau africain ou indien, le savoir-faire apprécié en Occident est essentiellement byzantin et s’inscrit dans une tradition gréco-romaine. Parmi les ouvrages remarquables qui circulent alors à la cour des royaumes "barbares", on compte ainsi plusieurs fragments de diptyques comme cette plaque dite de Trébizonde, qui représente le Christ entouré des apôtres Pierre et Paul et provient probablement d’un ensemble de deux volets refermables à la manière d’un livre. En l’occurrence, cette plaque avait sans doute été produite pour orner une église.
D’autres, à l’image de cette plaque représentant le consul Areobindus, semblent avoir été à l’origine des cadeaux que les magistrats byzantins, suivant une tradition politique héritée de l’Antiquité, offraient à leurs électeurs pour les remercier : on parle dans ce cas de "diptyques consulaires". Dans un cas comme dans l’autre, la production de ces objets trouve bien ses origines dans l’Orient byzantin, même s’ils ont pu être réutilisés par la suite comme cadeaux diplomatiques et gagner ainsi l’Occident.
Cette place de l’ivoire dans les relations diplomatiques entre Orient et Occident est en effet bien attestée tout au long du Moyen Âge. Dans le cadre des relations avec les musulmans, les éléphants font eux-mêmes le voyage, comme celui que le calife abbasside Hâroun ar-Rachîd offre à Charlemagne vers 802.
Quatre siècles plus tard, en 1229, l’empereur Frédéric II en reçoit un à son tour de la part du sultan d’Égypte et le rapporte en Italie ; l’animal, qui vécut pendant plus de vingt ans à Crémone, fit sensation au point d’être représenté dans plusieurs chroniques contemporaines.
Pourtant, on pourrait se demander dans quelle mesure des cadeaux aussi exceptionnels sont représentatifs : de fait, au cours des quatre siècles qui séparent ces deux derniers exemples, aucun autre pachyderme ne semble avoir foulé le sol occidental. De la même manière, on pourrait se demander si les objets de prestige en ivoire, qui restent manifestement l’apanage des élites les plus fortunées, prouvent que ces contacts sont davantage que de brillantes exceptions.
L’ivoire d’Othon II et Théophano livre de ce point de vue quelques indices utiles ; car malgré les caractères grecs qui en ornent le fond, il ne s’agit probablement pas en l’occurrence d’un cadeau, mais plutôt d’une commande de l’archevêque Jean de Plaisance (Piacenza, en Emilie-Romagne), un personnage bien en vue dans la cour de l’empereur et que l’on voit ici agenouillé à ses pieds, en bas à gauche du panneau. Originaire du sud hellénisé de l’Italie, ce prélat aurait commandé ce travail à un atelier de son pays natal. Les contacts ne se limitent donc pas aux sphères politiques : ils concernent également l’art et le commerce, puisque des artistes occidentaux travaillent désormais l’ivoire en imitant les codes byzantins et en important la matière première.
Un indice de la densification de ces liens réside donc peut-être dans l’apparition ou l’installation dans certaines grandes villes occidentales d’ateliers d’artisans spécialisés dans le travail de l’ivoire. Une fois que le modèle romano-byzantin s’éloigne, les ateliers occidentaux s’approprient la matière et développent leur propre tradition plastique.
Le mouvement est perceptible dès l’époque franque. À partir du 9e siècle, il s’ancre au cœur du monde carolingien. Un atelier s’implante à Metz, en Lotharingie, sous l’épiscopat de Drogon (823-855), un fils illégitime de Charlemagne. On y produit des ivoires particulièrement réputés pour la minutie de leur dessin, alors même que leur style et leurs thèmes se démarquent nettement des œuvres byzantines. L’atelier réalise notamment des décorations précieuses pour des livres d’Évangiles ou des missels : ceux-ci peuvent être ornés de plaques en ivoire sculptées, dont la valeur monétaire explique que ces objets aient rarement traversé le temps. C’est probablement de Lotharingie que provient cette plaque de reliure représentant un apôtre en toge et datant de la fin du 9e siècle.
Les collections du musée renferment plusieurs chefs d’œuvre du Moyen Âge central ou finissant. Ainsi ce triptyque découvert à Saint-Sulpice-la-Pointe, dans le Tarn et probablement produit à la fin du 13e siècle est-il l’œuvre d’ivoiriers parisiens. Entre le 13e et le 14e siècles, les ateliers parisiens sont en effet particulièrement prolifiques : la plupart des objets en ivoire de ces siècles ont été réalisés dans la capitale française. De cette production, la valve "de l’Assemblée" est un exemple particulièrement précieux pour la finesse de son exécution.
Dans un registre plus profane, l’Assaut du château d’amour représenté sur un coffret du 14e siècle reprend plusieurs des thèmes les plus populaires de la littérature chevaleresque de ce temps – du Pont de l’Épée parcouru par Lancelot à la fontaine de Tristan et Yseult. Pendant ce temps, du côté de la Sicile, les artisans profitent du contexte multiculturel pour développer une esthétique spécifique, fortement influencée par l’art islamique : en témoigne ce riche coffret, sculpté d’oiseaux et de félins, et dont la fabrication remonte au 12e ou au 13e siècle.
Des datations au carbone 14 ont montré que, parfois, l’extraction de la matière première et sa sculpture sont séparées d’un siècle, voire de deux ! Pourquoi un matériau brut aussi précieux et rare que l’ivoire a-t-il pu être conservé aussi longtemps sans être utilisé ? La question reste ouverte. La chercheuse américaine Katherine Eve Baker a néanmoins pu constater qu’au 16e siècle, des stocks d’ivoire ont été légués d’une génération à une autre au sein des ateliers de sculpteurs parisiens.
Toutes ces œuvres restent adressées à des clients fortunés, qu’ils soient laïcs ou ecclésiastiques, mais l’ampleur et la nature des circulations évoluent : alors que les œuvres d’art originaires du monde byzantin étaient sans doute souvent échangées en marge des accords diplomatiques entre puissants, le commerce facilite la circulation non plus seulement des œuvres d’art toutes faites, mais aussi du matériau nécessaire pour les produire. Pour comprendre l’étendue de cette diffusion, une base de données en ligne (Courtauld Institute of Art) a recensé plus de 5 000 objets en ivoire ou en os, tous ont été sculptés en Europe entre 1200 et 1530 !