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Dames médiévales, désirs modernes

par le collectif Actuel Moyen Âge

"À mon seul désir". La célèbre expression clôt la série des non moins célèbres tapisseries de la Dame à la Licorne. Elle résonne comme un écho romantique, flottant depuis les cinq siècles qui nous séparent des mains anonymes qui, patiemment, tissèrent ces fils qu'on ne cesse depuis d'admirer.

Ce dossier a été réalisé par le collectif de chercheurs médiévistes  Actuel Moyen Âge

"À mon seul désir...". Mais quel est l'objet de ce désir non-nommé ? Qui désire qui, ici ? La tapisserie joue du flou et se joue de nous, sachant très bien qu'en l'absence de précision, les interprétations ne pourront que se multiplier. D'ailleurs, est-on sûr qu'il faille y lire "à mon seul désir" ?
Certains pensent que le A serait une initiale, l'inscription se lisant alors "A..., mon seul désir". Faut-il chercher à décoder les armoiries du pavillon pour y trouver le mystérieux commanditaire des tapisseries ? Ou bien est-ce le sourire mélancolique de la Dame, image de celle à qui furent, peut-être, offerts ces objets, qui cache la clé de l'énigme ?
"À mon seul désir" : comme l'énoncent les catalogues, les cartels muséographiques, les manuels scolaires, cette inscription contribue à ancrer le cycle des tapisseries dans le paysage de l'amour courtois.

Mais alors, pourquoi avoir écrit "désir" et pas "amour" ? Pourquoi pas "à mon seul amour" ? Certes, le mot "désir" est ambigu : reste qu'on ne dit pas "je te désire" à n'importe qui. Les hommes et les femmes du Moyen Âge savent parfaitement que les mots ont un sens précis, surtout lorsqu'on s'aventure dans les flots toujours mouvementés des émotions humaines.

Prenons l'inscription au sérieux : on ne parle pas d'amour, ici, mais de désir. La Dame à la Licorne serait-elle dès lors un symbole du désir sexuel féminin ?

Vous avez dit "courtois" ?

En réalité, l'opposition entre ces deux termes ne fait sens que pour nos esprits contemporains, formatés par les modèles inventés par le romantisme. Les médiévaux, au contraire, envisagent une réelle continuité entre l'amour, comme sentiment, et son expression physique, à travers le désir sexuel et, plus encore, le plaisir sexuel.

Contrairement à ce qu'on pense souvent, "l’amour courtois" n’est en aucun cas un modèle platonique. Bien qu’idéalisée, la relation amoureuse y trouve son accomplissement dans l’acte sexuel, parfois comparé à une conquête guerrière, comme dans ce superbe coffret de l'assaut du château d'amour ; le but ultime de cette union est bien la joy qu’elle procure. Et là encore, les femmes sont aux commandes !

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Dans Le chevalier de la charrette, Guenièvre enlace Lancelot et l’attire près d’elle, jusque dans son lit. Si Chrétien de Troyes préfère alors taire l’intensité du plaisir charnel partagé par les deux amants, il semble que ce soit pour mieux laisser l’imagination divaguer…

À présent, Lancelot a tout ce qu’il désire,
Puisque la reine accepte avec joie
Sa compagnie et ses caresses,
Puisqu’il la tient entre ses bras
Et qu’elle le tient entre les siens.
Ce jeu est si doux et si bon
– jeu des baisers, jeu des sensations –
qu’il leur advint sans mentir
une joie extraordinaire,
telle que jamais encore sa pareille
ne fut contée ni connue,
mais je n’en dirai rien,
car on ne doit pas la révéler dans un récit.
De toutes les joies, ce fut la plus exquise
Et la plus délectable,
La joie que le récit nous tait et nous cèle
(v. 4677-4692, trad. C. Pierreville)

Les amants peuvent aussi être… des amantes ! Ainsi, lorsqu’une certaine Dame Bieris de Romans, dont on ignore quasiment tout, dédie son poème à une "Dame Marie", elle reprend tous les codes de l’amour courtois. Daté de la première moitié du 13e siècle, ce poème d’amour d’une femme à une autre constitue l’un des rares témoignages d’homosexualité féminine au Moyen Âge. Inconcevable pour certains, qui préférèrent lire dans "Bieris" une déformation du prénom masculin "Albéric", ou dans "Maria" une référence à la Vierge Marie :

Je vous prie donc, s’il vous plaît, que fin amour, jouissance et douce humilité
Puissent m’être auprès de vous d’un tel secours
Que vous me donniez, chère dame, s’il vous plaît,
Ce dont j’espère avoir le plus de joie ;
Car j’ai en vous mon cœur et mon désir,
Et c’est par vous que j’ai toute allégresse,
Et c’est pour vous que souvent je soupire
(v. 9-16, trad. C. Pierreville)

La Bible n’est pas en reste. Le Cantique des Cantiques s’ouvre sur une adresse de l’épouse à son époux: "Qu’il me baise des baisers de sa bouche. Tes amours sont plus délicieuses que le vin ; l’arôme de tes parfums est exquis." La femme prend dans l’entreprise amoureuse et charnelle une part active. L’érotisme est également présent jusque dans les livres d’Heures, qui sont des recueils de prières quotidiennes. Pensons au célèbre épisode du bain purificateur que Bethsabée prend après son cycle menstruel. Son corps nu regardé par le roi David a régulièrement inspiré les peintres comme les enlumineurs. La femme (déjà mariée !) est ainsi représentée en bordure du texte de l’Ancien Testament, pour le plus grand plaisir de quelques voyeurs : le roi David certes, mais aussi le peintre et bien sûr les lecteurs ou les lectrices...

Une lecture féministe de la Dame à la licorne

Mais revenons à la Dame à la Licorne. Qu'y voit-on ? Une femme, dans un jardin, entre des fleurs et des animaux. Mais surtout une femme seule, qui n'est entourée que par d'autres personnages féminins : une suivante, une licorne.

Les éléments masculins sont soit secondaires, comme le lion, soit enchaînés, comme le singe. S'il y a dialogue dans ces tapisseries, ce ne peut être qu'entre la Dame et sa compagne, en sorte que les tapisseries passent haut la main le test de Bechdel, et dessinent un moment purement féminin au milieu de ce "mâle Moyen Âge" qu'analysait George Duby.

De plus, les scènes sont extrêmement sensuelles. Non seulement parce que les tapisseries convoquent les différents sens du corps humain, mais parce que le luxe du décor, les robes épaisses qui cachent les corps tout en en soulignant la minceur et la beauté, la végétation luxuriante dessinent un décor sensuel, chargé en érotisme. Jusqu'à ce geste de la Dame, aussi troublant qu'ambigu : en caressant la corne de la licorne, la femme joue avec les images, car il s'agit à la fois d'un objet dont la dimension phallique est évidente et d'un animal associé à la virginité. La licorne, selon la légende médiévale, est féroce envers les hommes mais douce pour les jeunes filles : la "Dame à la Licorne" est placée sous la protection de cet animal à la fois admirable et redoutable, qu'on voit fréquemment, dans les marges des manuscrits, transpercer les chasseurs trop téméraires et trop masculins qui osent l'approcher.

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Dès lors, ne peut-on pas penser que le "à mon seul désir" exprime également un désir de liberté, un désir d'un espace protégé, clos, sans hommes – aujourd'hui, on dirait une réunion non-mixte – où les femmes n'ont pas à redouter la violence des premiers ? Une violence banale à l'époque, comme l'exprime un texte comme les "Quinze joies de mariage", et même une violence légale, le mari ayant le droit voire le devoir de battre son épouse...
Les tapisseries semblent alors inventer un monde imaginaire plus libre et plus apaisé, un monde édénique, où les désirs des femmes, et notamment leurs désirs sexuels, pourraient fleurir librement, où les femmes pourraient désirer aussi bien leurs amies que leurs amants, elles-mêmes ou personne. Assumons l'anachronisme : ainsi pensée, ainsi vue, la Dame a plus sa place sur un char de la Marche des Fiertés que dans la semi-obscurité du musée de Cluny. Surtout que rien n'empêche d'imaginer que les artistes ayant créé cette œuvre soient des femmes.

La Dame à la Licorne pourrait alors être comparée à l'une des peintures murales de la street artist Miss.Tic, qui célèbrent l'amour et le plaisir sexuel d'une part tout en délivrant des messages féministes et en dénonçant les appropriations violentes, tant artistiques que physiques, des corps féminins par les hommes.

"Non c’est non" ?! 

La femme médiévale est donc capable de désirer. Mais peut-elle refuser le désir d’un admirateur et dire "non" ?

Pour en savoir plus, il faut se pencher sur un texte rédigé au cours du 13e siècle : le Roman de la Rose. Ce livre est un best-seller du Moyen Âge et pour cause : il s’agit d’un manuel sur l’amour courtois, autrement dit un ouvrage sur l’art de la drague. La première partie a été écrite par un poète français du nom de Guillaume de Lorris. Ce coach en séduction s’imagine, par métaphore, dans un magnifique jardin où il voit une rose qu’il désire cueillir – cette fleur symbolise en fait la femme qu’il convoite. Le problème est que, dès qu’il s’approche de la rose, des obstacles le poussent à s’en éloigner à nouveau.

Le narrateur rencontre ainsi un personnage farfelu nommé Danger, un homme hideux et énervé, fruste et violent, qui s’oppose fermement à ce qu’il s’approche de la rose, c’est-à-dire à ce que Guillaume de Lorris s’approche de la femme qu’il désire. Qui est cette étrange personnification, aussi appelée "gardien du beau rosier" ? 
Les spécialistes y voient généralement la force du "non !" de la femme, la capacité de celle-ci à refuser les assauts d’un admirateur. Alors certes, le poète finit par accéder à la dame, calmant son refus à force de persuasion – de "drague lourde", pourrait-on dire aujourd’hui. Mais ce "non" féminin s’étend tout de même sur plusieurs chants du poème et constitue un ressort narratif aussi efficace que dynamique, qui tient longtemps le narrateur en respect.

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D’ailleurs, le récit de ce "non !" est peut-être le sujet d’une valve en ivoire réalisée vers 1320 : c’est du moins l’interprétation que l’historien de l’art américain Michael Camille en fait. Alors que le bel amant étreint très – trop ? – fortement sa bien-aimée, celle-ci se retourne et adresse un geste à un homme encapuchonné, qui avance énergiquement vers le jeune couple. L’homme hirsute se presse pour venir à la rescousse de la femme et sa rudesse incarnerait la puissance du refus féminin !

 Le Moyen Âge n’en est certes pas encore aux collages féministes de l’ère post #metoo, ou aux pochoirs de Miss.Tic. On constate néanmoins qu’il ne faut pas attendre le 21e siècle pour voir s’élever des gestes artistiques conjuguant revendications féministes et exaltation de la sexualité féminine.