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Comment combattre à l’épée ?

Par Daniel Jaquet (Université de Berne)

Que nous dit notre Traité de combat (Cl. 23842) sur les arts martiaux de la fin du Moyen Âge ? Ce manuscrit, rédigé entre 1490 et 1500 et inachevé, apporte un éclairage renouvelé sur les techniques de combat germanique. Daniel Jaquet, chercheur à l’université de Berne, revient sur le contexte de sa réalisation et sur les principaux enseignements que son étude permet de tirer. 

Le livre de combat du musée de Cluny (Cl. 23842) est un superbe témoin de la riche culture martiale du Moyen Âge européen. Il traite d’une multitude de disciplines, allant de la lutte à mains nues jusqu’au combat en armure à cheval, en passant par le maniement de différentes armes à pied. Quelques pratiques plus singulières sont également abordées, comme le maniement du couteau en sous-vêtements ou les rituels du duel judiciaire incluant les duels entre homme et femme ou ceux entre roturiers au bouclier et à la dague. Abondamment illustré, mais inachevé, il s’inscrit dans une toile de liens avec les autres livres de combat du corpus. 

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Un manuscrit richement illustré, mais laissé inachevé

Le programme iconographique est achevé (358 dessins à la mine, repassés à l’encre et colorés au lavis), mais la production du livre s’est interrompue avant l’ajout du texte dans les parties supérieures des folios illustrés et de ceux laissés blanc. On retrouve des annotations livrant des indications aux artistes, ainsi que du balisage pour les rubriques et quelques commentaires. Deux mains différentes peuvent être distinguées avec une écriture bâtarde de la fin du 15e siècle avec des éléments cursifs, dont le dialecte indique une provenance du Haut Rhin (traits plutôt bavarois que souabe).

 

Une compilation anonyme pour un public princier

Il existe plusieurs types de livres de combat, au sein d’un corpus comprenant plus de 76 manuscrits et 15 imprimés dans la majorité des principales langues européennes (1300-1550). Celui-ci appartient aux manuscrits illustrés : le vecteur principal d’informations techniques reste l’image, supportée par des commentaires avec un vocabulaire technique, ici manquants. Le public cible de ce genre de manuscrit est l’élite aristocratique. L’un des objectifs de ce type de livre est d’offrir un panorama des différentes disciplines martiales pour éduquer le prince, même si certaines d’entre elles ne lui sont pas destinées. Il s’agit d’une compilation de savoirs existants, formatée pour un commanditaire qu’aucun indice dans le manuscrit ne permet d’identifier, de même que pour son auteur.

 

Entre copie, inspiration et ré-écriture : le manuscrit et ses sources

En se basant sur l’analyse des contenus, il est possible d’identifier l’appartenance à des groupes de manuscrits parvenus jusqu’à nous (traditions), voire dans certain cas l’identification d’exemplaires précis.

Technique Combat Epee Manuscrit Cluny 23842
Technique de combat à l’épée d’après le manuscrit de Cluny (Cl. 23842)

Par exemple, le fol. 47r ci-dessus contient un commentaire nommant un maître. En comparant les contenus, il apparaît que l’artiste a choisi de renverser le point de vue pour l’illustration de cette technique de désarmement à l’épée, que le contenu dans le manuscrit source conservé au Kunsthistorisches Museum de Vienne permet d’interpréter.

Texte du manuscrit du musée de Cluny : Hije hebendt peters stuck an die swert nehmen mit pruchen vnd ringen. Lasz ab malen nach denen zetel oder nach dem durchlaufen s. im zettel. (Ici doit suivre la technique de Peter de désarmemnet avec contre-technique et lutte. Laisse peindre d’après le poème ou d’après le passage à travers du poème s.).
Texte du manuscrit de Vienne (P5012) : Will er dir nahen / Die recht mit ling ler fahen / Setz an die kel oder prust / Gewappnet es gibt dir lust (S’il t’approche, apprends à prendre la droite avec la gauche. Place ta pointe sur la poitrine ou dans l’aine. En armure cela te donnera satisfaction.).

Ainsi les livres de Peter Falkner (1470), Hans Talhoffer (1448-67), qui est également nommé par le prénom dans les commentaires et Paulus Kal (1460-80) sont de potentielles sources, ainsi que des groupes de manuscrits spécialisés comme le groupe Gladiatoria (1430-40) pour la partie en armure. Toutefois, sans pouvoir analyser les contenus textuels du manuscrit inachevé, cela reste des hypothèses basées sur l’étude de l’iconographie. Une autre compilation contemporaine, illustrée et inachevée (Wolfenbüttel, Herzog August Bibliothek, Cod.Guelf.78.2 Aug.2°) est similaire, mais pas directement liée.

Des manuscrits plus tardifs ont clairement employé le manuscrit de Cluny (ou un manuscrit similaire qui ne serait pas parvenu jusqu’à nous) comme source. Ainsi deux des livres de Jorg Wilhalm (1521-3) incluent les mêmes disciplines et certaines sections suivent l’ordre des illustrations du manuscrit de Cluny. Ceci permet ainsi de dater le manuscrit entre la dernière source connue (1480) et la première copie (1521). Cette fourchette est corroborée par les autres éléments de datation (les filigranes des papiers, l’écriture, l’écriture, le style des illustrations et les dialectes).

 

Les disciplines du manuscrit

Certains des objets conservés dans les collections du musée national du Moyen Âge permettent d’illustrer les disciplines martiales incluses dans le manuscrit.

Épée allemande
Légende : Épée allemande, fin du 15e siècle, Cl. 11829

Ainsi l’épée longue représente une des disciplines phares des livres de combat, l’épée longue civile (sans armure). Le manuscrit traite également de son maniement également en armure, ou dans le contexte compétitif avec des épées d’escrime ("Fechtschwert" : tranchants non-aiguisés, pointe arrondie et bouclier à la base de la lame).

Dague à rognons-3Légende : Dague à rognons, fin du 15e siècle, Cl. 23916

La dague représente une discipline à part entière également, mais qui, au même titre que la lutte, s’insère également dans d’autres disciplines. En effet, portée au côté de tout combattant, elle représente le dernier ressort du combat.
Le manuscrit est particulier puisqu’il contient également des disciplines moins représentées dans le corpus des livres de combat. C’est le cas du combat au petit couteau, illustré ici torse et nu et en sous-vêtements.

Traite De Combat Folio 194
Légende : Combat au petit couteau en sous-vêtements, Traité de combat, fin du 15e siècle, Cl. 23842

Le combattant de droite tient une posture significative, où la main gauche vient garder la gorge, cible de prédilection. Cette discipline est peu représentée dans le corpus et représente une énigme pour les historiens.

C’est la même chose pour les duels dit "judiciaires", faisant l’objet de procédures légales de détermination de preuve d’innocence ou de culpabilité que les coutumiers de la fin du Moyen Âge tentent d’éradiquer en les restreignant à des cas très spécifiques.

Traite De Combat Folio 194 Verso
Légende : Duel "judiciaire" entre homme et femme, Traité de combat, fin du 15e siècle, Cl. 23842

Le duel entre homme et femme cherche à rétablir l’équité des forces entre les sexes en handicapant l’homme enterré jusqu’à la taille dans un trou équipé d’une masse pendant que la femme peut marcher librement dans le champ, armée d’une pierre nouée dans une manche dont la longueur est égale à celle du bâton de l’homme.

Traite De Combat Folio 181
Légende : Duel "judiciaire" entre roturiers, Traité de combat, fin du 15e siècle, Cl. 23842

Un duel entre roturiers, pieds nus, est également représenté. Les combattants portent un vêtement de cuir ou de tissu – et non une armure - ajusté au corps pour assurer qu’ils ne dissimulent pas d’armes et s’affrontent à la dague et au bouclier. La particularité de cette représentation consiste en l’ajout d’un masque par l’artiste.

La plus énigmatique des représentations reste néanmoins le duel entre deux clercs (ou moines ?) habillés de la robe cléricale et du capuchon, armés de longs bouclier à fenêtre et de dagues. Cette représentation est unique dans le corpus.

Traite De Combat Folio 180
Légende : Duel "judiciaire" entre deux clercs, Traité de combat, fin du 15e siècle, Cl. 23842

 

Un trésor martial

Ce manuscrit est un chef d’œuvre inachevé. Il représente une pièce importante dans le puzzle de l’étude de la mise à l’écrit des traditions martiales européennes. Si ni son auteur, ni son commanditaire ne sont mentionnés, d’autres faisceaux d’indices nous permettent de le dater et de le situer dans l’espace. Ainsi la reliure, les filigranes (marque de fabrication du papier), l’écriture et le dessin indiquent une provenance du Sud de l’Allemagne actuel (Bavière) et une datation que l’on peut resserrer à 1490-1500. L’analyse des contenus du manuscrit confirme cette hypothèse. De plus, avant son arrivée au musée en 2008, le manuscrit faisait partie de l’une des plus grandes bibliothèques princières du sud de l’Allemagne (bibliothèque curiale de Donaueschingen).

Sans le texte, la dimension philologique de l’étude du manuscrit est absente. Il pose d’autres défis, tout aussi importants et intéressants, pour permettre aux chercheurs d’apporter de nouveaux éclairages sur les livres de combat. Il s’offre au regard des visiteurs dans le parcours permanent, avec une visionneuse pour tourner les pages. Les internautes quant à eux, sont invités à parcourir l’ensemble des images pour découvrir la diversité surprenante des disciplines martiales de la fin du Moyen Âge européen, et, pourquoi pas, essayer de comprendre comment se battre à l’épée.